05 avril 2006

FICTION 1. IAN PARLE



Quand je suis arrivé dans cette ville, j’ai pensé que je la détesterais, ou que je ne pourrais jamais m’y intégrer. Le froid était tellement fort, tellement agressif, et l’humidité, le gris. Les Allemands si placides, si indifférents, pendant des jours je ne croisais pas un regard. Je me retrouvais en Angleterre, en pire.

Nous devions rester deux mois, le temps d’enregistrer la moitié d’un album, bien que partant comme d’habitude de zéro. Nous sommes entrés en studio avec la maquette soi-disant de quatre titres, dont seulement un thème a été conservé au final et a d'ailleurs fait un hit. Mais cette maquette... Une vingtaine de minutes d’improvisation d'Andy au Clavinova, sur laquelle il chantonne pour marquer les couplets. Des séries d’accords s’engendrant les uns les autres, sans ligne définie, ou au contraire, on pouvait les percevoir comme une multiplication de chants, peut-être une infinité de ballades possibles, mais aucune n’étant aboutie. Pas de texte à ce niveau, juste une ou deux phrases obsessionnelles émergeant ça et là. L’écho, l’ébauche de chansons non écrites. Mark Elfrido, une des têtes du rock alternatif allemand, devait assurer la production. Très enthousiaste de notre proposition le printemps précédent, à Londres, il cacha difficilement sa déception. Il finit par déclarer son inquiétude en des termes on ne peut plus nets : « Est-ce que vous vous foutriez de ma gueule, par hasard ? » Andy commença à regarder le plafond, Magnus se lança dans une justification bancale, interminable. Le chauffage fonctionnait mal dans le petit bureau où nous étions passés. Nous nous transformions en glaçons, Magnus et moi particulièrement. Pas de fenêtre, éclairage au néon, ambiance vert-jaune-violet. Je patientais, imaginant le bain bouillant, les vêtements propres et chauds qu’il faudrait encore attendre plusieurs heures… Je maudissais Andy d’avoir absolument voulu résider dans l’est de Berlin, à l’autre bout de la ville par rapport aux studios.

« Rassure-toi », dis-je à Mark en lui serrant la main, « ça a toujours été comme ça. Emmène Andy dans ta ville, guide-le vers les lieux que tu aimes, qui ont un sens pour toi. Sérieusement, écoute ce que je te dis… Montre-lui le mur, les gens, les familles, et la nuit, fais-lui faire le tour des endroits chauds. Puis laisse-toi oublier pendant cinq ou six jours, prétexte un voyage. D’ici deux semaines, je te promets cinq chansons, texte et mélodie, tout en place du premier coup. Tu verras. Tu n’auras plus qu’à habiller tout ça… »

À Friedrichshain, nous avons trouvé une maison fermée, jouxtant le squat le plus immonde qu’il m’ait été donné de voir dans ma vie. Magnus avait oublié au studio son carnet sur lequel était noté le téléphone de notre contact. Encore trois heures à agoniser sous la neige, le temps de faire la connaissance des premiers punks berlinois. Je me souviens les avoir littéralement fuis, cherchant désespérément un café, n’importe quel endroit chaud et normal dans ce quartier en ruines, le long de rues interminables. Quand finalement nous avons pu rentrer, ce fut pour apprendre qu’il n’y avait pas d’eau, les canalisations avaient gelé. Je n’imaginais pas à ce moment-là le printemps, l’été, l’automne dans cette ville… La deuxième moitié de l’album a été réalisée en France, aux studios de Saint-Cloud. Nous sommes revenus pour le mixage final, en juin. J’ai rencontré Monica. J’ai vécu six ans à Berlin.

© Frédéric Le Roux, 2006