21 avril 2006

PISSER DANS LES GUITARES

Pisser dans les guitares, ça remontait à l’époque de nos tous premiers festivals, quand une vingtaine de groupes plus ou moins foireux, plus ou moins talentueux se succédaient sur les estrades boueuses de Glastonbury ou de l’île de Wight. L’effet était garanti, mais il y fallait de la ruse : un peu de finesse, un peu de chance… On ne pouvait viser que les formations vraiment acoustiques : impossible de pisser dans une guitare électrique. L’idéal, c’était que les mecs arrivent sur scène sans leur gratte, qu’ils la trouvent là sur un trépied, c’est d’ailleurs ce qui nous avait inspirés au début parce que les derniers groupes folk pratiquaient volontiers ce genre de mise en scène, les instruments qui attendent les musiciens sur la scène… Quelquefois ça ratait parce que le honteux liquide restait coincé à l’intérieur de l’instrument, et c’était assez souvent le cas avec des interprètes dramatiquement statiques qui égrenaient leurs accords le cul sur leur tabouret, le front dans les cordes. Dans ces cas-là, on savait juste que le type prenait peu à peu conscience que sa gratte était bizarrement lourde et mal équilibrée, et par temps chaud, que les effluves finissaient par lui monter au nez... ce qui était assez savoureux avec des gars qui reprenaient des ballades très romantiques de Joan Baez ou de Simon and Garfunkel. Mais le public restait hors du coup, c’était quand même raté.

Mon meilleur souvenir reste la fois où Ian avait réussi à verser deux bons litres d’Amstel recyclée dans la gratte de Jean-Louis Aubert, aux Eurockéennes dont c’étaient les débuts. Je ne sais plus trop comment il avait réussi son coup parce que Jean-Louis était arrivé sur scène instrument en bandoulière, je crois qu’il avait utilisé un sac en plastique dans la caisse et du scoth qui résista juste le temps qu’il fallait… Donc Jean-Louis arrive, très classe, très français avec sa coupe de cheveux libre rebelle, son costume déstructuré Marithé et François Girbaud, et sous le bras une Gibson Hummingbird de 1960, une rareté, superbe, un vrai choix d’esthète. Gros applaudissements. Il commence son tour de chant avec une reprise de La bombe humaine, chanson d’abord très douce, très calme, suspense parfait pous nous, on se tenait les côtes. Au deuxième couplet le batteur a démarré, et d’un coup notre Jean-Louis s’est allumé, comme s’il avait reçu un choc électrique… Le voilà complètement parti, balançant la Gibson à gauche, à droite, en haut, en bas, et allez que je saute d’un bout à l’autre de la scène sur un pied ! Ah, il rendait un bel hommage à Téléphone ! C’était tout le rock français qui explosait et… s’arrosait sur la scène de Belfort… La bombe humaine, tu la tiens dans ta main… Je pense que Ian se serait pissé dessus s’il ne s’était justement soulagé vingt minutes avant.


Jean-Louis l’a plutôt bien pris, il faut lui reconnaître cette élégance, quand il a commencé à sentir le mouillé. Peut-être qu’il avait lui-même fait le coup à d’autres. Il a dû interrompre sa performance, mais il a réussi à improviser une chute qui montrait qu’il assumait, quelque chose comme : Je crois que je me suis laissé aller, oh oui, je me suis laissé aller… Un mec classe. J’ai toujours eu envie de lui dire que c’était nous par la suite, je n’ai jamais osé, en particulier à cause de l’instrument qui dut être sérieusement endommagé.

L’année suivante on se serait bien fait Goldman, surtout pour faire plaisir à Andy dont c’est une des têtes de Turc. Mais rien à faire, à croire que ce type ne se sépare jamais de sa guitare. Cet échec-là a un peu marqué la fin de cette époque et de cet état d’esprit. À ce moment-là on est en 1991, et Ian commence à avoir de petits problèmes.

© Frédéric Le Roux, 2006
photos de scène : Eric Baroux, www.jeanlouisaubert.com